CHAPITRE XI

Quand le com d’Elyia bipa, elle s’apprêtait à quitter Vellar pour se glisser dans une navette d’entretien et rejoindre le satellite Mastercom en orbite. C’était à peu près la dernière tentative qu’elle pouvait effectuer pour contraindre le groupe Polytan à bouger : attaquer Parasite par son principal véhicule.

— Oui, enclencha-t-elle l’appareil.

— Carnji. Où êtes-vous, Mademoiselle Nahm ?

— Je ne peux pas le dire.

Il y eut un bref silence.

— D’accord… j’espère que vous n’êtes pas trop loin. Il va y avoir une tentative contre Céli, avec de gros moyens. J’ignore où, j’ignore comment et c’est pour aujourd’hui. Je fais de mon mieux pour la protéger, mais je ne sais pas comment m’y prendre et Thrimp s’est arrangé pour me coincer à l’Assemblée. Mes hommes sont prévenus, seulement j’ai peur que cela ne serve à rien : ceux de Thrimp connaissent leur existence et leur mission.

— Je suppose que vous avez vérifié l’information ?

Elyia posait une question précise, très différente de celle qu’elle avait formulée. Carnji ne se méprit pas.

— Vous êtes sa seule chance, j’ai épuisé tous mes jokers. Normalement, elle est dans la manifestation qui défile devant la Cité Administrative : elle y participe tous les jours depuis une semaine. À priori, elle est en tête du cortège, avec les leaders fells, et elle fera partie de la délégation que le porte-parole du gouvernement éconduira d’ici une heure. Je doute que l’attentat ait lieu à la Cité, ce serait prendre le risque d’une émeute au mauvais endroit, mais il est possible en plusieurs points sur le chemin du retour et probable en soirée ou chez elle pendant la nuit.

Elyia retint un juron.

— Écoutez Carnji : je vais faire ce que je peux mais, si vous ne vous décidez pas à faire comprendre au Premier Ministre qu’il se trompe de cible, il faudra préparer une urne cinéraire, soit pour votre assistante, soit pour lui.

— Tenez-moi au courant, ignora Carnji.

— Ne vous inquiétez pas : que j’échoue ou non, mon intervention ne passera pas inaperçue !

Elle coupa la communication, rangea l’appareil dans une poche et s’extirpa du hangar de l’astroport dans lequel elle avait attendu l’équipe d’entretien. Quelques bâtiments plus loin, elle tira le monagrave de Céli du recoin où elle l’avait caché et l’enfourcha, l’arrachant du sol violemment, sollicitant toute la puissance du générateur. À l’instar des agraves cintanatis, ce n’était pas un engin très maniable et on y était inconfortablement couché plutôt qu’assis, mais il frôlait Mach 1 et, en tant que bâtard de casserole et de fer à repasser, procurait des sensations inégalables.

Si Carnji l’avait contactée, c’était qu’il estimait les Félons insuffisants. Or Elyia ne connaissait qu’un moment et un endroit où les fells seraient incapables de protéger Céli. Elle s’y rendit directement, furieuse.

Cette fois, Thrimp allait comprendre le message.

★ ★

En orientant toute la manifestation vers le siège du Conseil des Ministres, ils avaient créé une diversion qui avait merveilleusement fonctionné. Les brigades de police s’étaient portées vers le Palais Ministériel, en renfort de l’escadron militaire qui les y attendait, laissant l’Assemblée sous le seul contrôle des portillons électroniques et d’une poignée de gardes tout à coup moins vigilants.

Convaincre les journalistes de les prendre parmi leur groupe n’avait posé aucun problème. Les médias voulaient du sensationnel : dix Félons dans l’enceinte de l’Assemblée ne pouvaient manquer de leur en offrir. Berner les contrôleurs informatiques avec de faux id-procs de presse avait été enfantin : Parasite les appuyait. L’affaire ne se compliqua que lorsqu’ils furent assis au premier rang du balcon réservé aux professionnels de l’information.

Quelqu’un trouva curieux tous ces visages hirsutes derrière une rambarde qui abritait généralement d’austères figures de constipés lugubres. En tout et pour tout, avant de devoir se replier vers la sortie avec Gerndt et ses amis, Céli eut le temps de deux phrases. Elle les prononça haut et clair, relayée par un micro que le technicien du son n’eut pas le temps de fermer, face au seul holoméra qui tournait déjà : celui du canal officiel.

— Députés, il y a dehors un million de jeunes adultes qui ne reconnaissent pas votre représentativité et un milliard sur l’ensemble de Cinq-Tanat qui se demandent pour qui et pourquoi vous légiférez encore. Il serait peut-être temps de descendre dans les Enclaves pour savoir ce que nous attendons de vous.

Certes, ils durent courir mais, deux heures plus tard, en pénétrant Vellar, ils en riaient encore et ce n’était pas des rires de potaches. Pour la première fois, la Félonie avait dit à la face du monde : « C’est vous qui déconnez, pas nous ! » et c’était une idée tellement nouvelle qu’il ne lui avait fallu qu’une grappe de minutes pour s’imposer à tous ces esprits qui l’avaient au bord des lèvres depuis si longtemps.

Quand la main de Gerndt frôla la sienne, alors qu’ils atteignaient l’Enclave à la tête du cortège, Céli savait que, cette nuit, le Félon n’aurait pas de remords à se glisser délicieusement en elle. Intuitivement, il avait cru à son honnêteté dès le premier soir, mais pas à la réalisation d’une utopie plus modeste que la seule le faisant pourtant rêver. Maintenant, le pragmatisme en lui pouvait s’investir dans un objectif limité, parce qu’il avait une chance de l’atteindre, elle le lui avait montré.

★ ★

Elyia commit l’erreur de repasser chez elle, du moins chez Céli, avec l’intention de s’armer d’un laser plus efficace que sa petite arme de poche, un laser de bonne puissance que Carnji lui avait confié avec répugnance, mais sans trop se faire prier. Comme la Cintanatie le faisait, elle gara le monag dans la loggia et ne prit pas la peine de couper le générateur.

Ce fut dans le salon qu’elle regretta le détour.

Trois hommes l’attendaient, deux assis dans les fauteuils, un debout dans l’encoignure de la porte de sa chambre.

— Miss Nahm, l’accueillit celui-ci en désignant le canapé. Nous ne vous espérions plus.

Aucun d’eux ne semblait armé, aucun d’eux n’affichait de mauvaise disposition à son égard. Ils étaient simplement là. Elyia ignora le canapé.

— Nous avons un message de Saryll, reprit celui qui gardait la chambre. Vous devriez vous asseoir.

Ender ! Elyia réexamina ses visiteurs et décida que chacun de leur vêtement pouvait cacher la même arme qu’elle conservait contre son ventre, extraplate et prête à jaillir.

— Je n’ai pas le temps. Donnez-moi un point de rencontre pour… disons en fin de soirée.

— Ce message concerne le… rendez-vous vers lequel vous vous précipitez, Miss Nahm. Il stipule que ce rendez-vous est annulé.

Elyia serra les lèvres et hocha la tête. Elle n’avait aucun doute que l’homme sache de quoi il parlait, elle n’en avait pas davantage sur les motivations de Saryll.

— Expliquez, laissa-t-elle tomber (toujours debout dans l’entrée du salon).

— L’ex-assistante de Carnji ne doit pas prendre la tête d’un mouvement Félon, se lança l’un des personnages assis, et encore moins conduire une action politique depuis l’une ou l’autre des Enclaves. Cela mettrait en péril un plan de plusieurs mois qui arrive à son terme. Très honnêtement, si nous avions évoqué la possibilité qu’elle essaie à un moment ou un autre, nous ne l’estimions pas compétente. Malheureusement, elle a aujourd’hui démontré que nous nous trompions.

— Comme nous étions au courant de… du projet de Thrimp, poursuivit son vis-à-vis (lui aussi assis), nous avons contacté Eben. Saryll nous a confortés dans notre opinion : si regrettable que soit la disparition de Céli, elle est nécessaire et même facilement exploitable.

Voilà pourquoi ils étaient trois : Saryll savait qu’elle n’accepterait ni le raisonnement ni l’ordre. Après avoir évalué leurs chances à un peu moins de zéro, elle fit deux pas dans la pièce et sourit largement.

— Apparemment, outre les projets de Thrimp, vous êtes au courant de ceux de Carnji et de mes déplacements, lâcha-t-elle. Vous n’êtes pas avares de mouchards ! Bien, que fait-on maintenant ?

Le type encore debout se détacha de l’encadrement de la porte et s’approcha.

— Vous vous asseyez et nous vous expliquons où en sont nos projets. Ensuite, nous étudierons le problème Polytan.

— Ennuyeux. Vos projets ne m’intéressent pas et le Polytan n’est pas de votre ressort. Non, je vous propose un pari, plutôt… Mettons que je joue vos irremplaçables vies, contre l’une des courtes miennes, sur le camp qui utilisera le mieux quatre à cinq centièmes de seconde. Je vais compter jusqu’à dix. Un… deux…

Logiquement, ils auraient dû verdir jusqu’à la décomposition terminale. Elyia sut que quelque chose clochait quand ils se contentèrent de pâlir. Elle en était à quatre, quand le générateur du monag cessa son bourdonnement.

— Vous avez un faisceau de visée entre les omoplates, dit une voix dans son dos.

Elyia soupira. Les données étaient sensiblement différentes, pourtant il lui semblait qu’un facteur n’avait pas changé.

— D’accord, fit-elle, je reprends mon pari… Disons quatre vies négligeables contre une éternité négligée en moins de deux centièmes. Cette fois, je ne compterai que jusqu’à cinq. Un… deux… trois…

Elle comptait vite mais les trois face à elle eurent le temps de passer du blanc clair au vert pâle. À quatre, elle pivota d’un bloc à cent quatre-vingts degrés et se retrouva laser au poing face à un type tétanisé qui l’ajustait mal. Dans son dos, n’importe lequel des trois autres aurait pu la descendre, mais ils étaient presque soulagés quelle ait fait la preuve de sa supériorité, sans qu’un faisceau soit tiré, et tous attendaient que leur collègue en convienne.

— Merde ! jura ce dernier en lâchant son arme.

Elyia la ramassa en se précipitant vers la loggia.

★ ★

Au fil des rues, la manifestation s’était dispersée. Ils entrèrent dans La Cernagora avec moins de vingt mille suiveurs et l’éternelle escorte des proches de Gerndt. Le soleil derrière eux n’éclairait plus qu’un côté de la terrasse ceignant la place et le haut de la fontaine.

Le premier projectile frappa Céli à l’épaule droite, il était parti de la terrasse qui leur faisait face. Le second traversa le flanc gauche de Gerndt quand il la poussa sur le côté, il venait d’un autre pilier. Les cinq suivants foudroyèrent les fells qui s’étaient portés à leur hauteur pour les couvrir, deux descendaient des toits, les autres fusaient d’autant de fenêtres qui surplombaient la place.

La foule était trop dense pour réagir, trop incrédule pour paniquer, et les balles se remirent à pleuvoir autour de la fontaine où leurs cibles cherchaient refuge.

Au sol, coincée entre la margelle de la fontaine, Gerndt et deux fells qui les avaient traînés jusque-là, Céli n’éprouvait aucune douleur, juste l’absence du bras qui avait été touché. Pour ne pas regarder le sang qui suintait des deux mains compressées de Gerndt sur sa blessure, elle scruta les toits et, sur sa droite comme sur sa gauche, vit les deux hommes qui couraient, fusil en main, cherchant un nouvel angle de tir. Sa vision était claire, mais tous les mouvements qu’elle interceptait se déroulaient au ralenti.

Au ralenti, l’un des tireurs accrochant un faisceau de la tête et basculant dans le vide.

Au ralenti, l’autre coureur plongeant vers l’avant et glissant sur les tuiles jusqu’au chéneau.

Au ralenti, le monagrave traversant la place à hauteur du dernier étage, en rotation autour de son axe de déplacement, et la cavalière arrimée par l’étau de ses cuisses qui tournoyait assise avec l’engin, le laser à bout de bras.

Un tour, deux faisceaux, un pour le chéneau, l’autre pour corriger l’assiette du cafard qui se précipitait vers le pavé. Céli se redressa pour suivre le monag, son monag, dans sa charge sur le fond de La Cernagora.

Un second tour, six faisceaux et les vitres explosèrent en même temps que les têtes qu’elles ne protégeaient pas. Le monag profita de sa bascule pour s’abattre vers les terrasses, rasant un pilier, s’enfilant dans le corridor et cassant sa course à angle droit, avant de s’écraser contre un pylône, vide.

Il y avait eu quatre détonations et deux faisceaux. Un corps était tombé de la terrasse, un autre apparaissait sporadiquement entre les piliers, il courait sans se retourner, quarante ou cinquante mètres devant le pilote désarçonné. Quand il franchit l’angle, Elyia s’arrêta et grimpa sur la balustrade, le bras droit bizarrement tordu, le front en sang. Dès qu’il émergea d’un pilier, elle abattit le cafard d’un seul faisceau, en pleine tête.

La place éteignit subitement sa stupeur d’un silence mortel. Sept ou huit mille yeux étaient braqués vers l’improbable amazone, les autres cherchaient encore à comprendre. Céli se releva, toujours au ralenti, et adressa un salut à la femme qui s’asseyait sur le rebord de la terrasse.

— Merci.

— De rien, n’entendit-elle pas (mais les lèvres d’Elyia avaient remué et que pouvait-elle dire d’autre ?).

À ses pieds, Gerndt continuait à écraser sa blessure de dix doigts rageurs. Il transpirait à grande eau et ses joues n’étaient plus que des muscles tétanisés de douleur. Un fell se pencha sur lui et l’arracha du sol. Un autre passa un bras sous l’aisselle indemne de Céli et la soutint jusqu’à l’ombre de la terrasse, juste sous Elyia.

— Merci, murmura-t-elle encore (incapable de lever ne serait-ce que les yeux). Merci, Elyia.

— Désolée d’être en retard, dit la voix au-dessus d’elle, j’ai dû expliquer ma façon de penser à quelques scouts qui se trompaient de camp.

— Des… des fells ?

— Des agents d’assurance.

Céli consentit enfin à s’évanouir.

★ ★

Elyia n’eut qu’à se concentrer un peu pour stopper le sang qui suintait de ses vaisseaux capillaires – l’entaille était bénigne – mais la chute du monag avait été moins tendre avec son bras droit : l’humérus était fendu sur sa partie inférieure et un morceau d’épi-physe était sorti de son logement dans l’articulation. Pendant que les Félons s’affairaient autour de Céli et de son compagnon, elle quitta la balustrade et, rétrécissant la douleur à un point infime situé vers son coude, contraignit ses jambes à lui faire traverser la terrasse pour se réfugier dans le café le plus proche.

L’établissement était vide, elle s’assit à la première table et se servit de ce sens unique qu’elle avait d’elle-même pour photographier les dégâts internes, causés par sa blessure. Puis elle attrapa le coude avec sa main valide, l’étira jusqu’à le déboîter et pinça de ses doigts l’éclat d’épiphyse afin de la recoller à l’os. Ensuite, les yeux fermés sur cette vision de charcuterie, elle tira d’un coup sec pour ramener l’humérus à sa position initiale et, après avoir reposé son bras plié sur son ventre, s’effondra contre le dossier de la chaise.

Quand elle rouvrit les yeux, dix ou quinze secondes plus tard, il y avait un homme devant elle, très grand, très beau. Un simple reflet brillant sous ses yeux indiquait qu’il avait assisté à sa séance de rebouteux, quelques minuscules gouttelettes de sueur qu’il n’avait pu retenir. Sans un mot, il ôta sa chemise, la plia en deux et se pencha sur Elyia en la contournant. Avec des gestes d’une infinie douceur, il passa la poche que formait la chemise sous le bras blessé et noua les manches autour de son cou.

Il l’aida à se lever en la soutenant sous l’aisselle gauche et, dès qu’elle fut debout, se pencha d’un seul mouvement fluide, l’attrapa aux jarrets et la souleva – à peine ralenti par son poids inattendu – pour la plaquer contre sa poitrine nue.

Au lieu de sortir sur la terrasse, il la porta vers le fond du café, contourna le bar, traversa deux pièces en désordre et descendit un escalier, puis un autre, puis un troisième, et slaloma dans un dédale de couloirs encombrés, de passages étroits et de portes invisibles, jusqu’à la perdre dans un réduit sombre qui sentait l’eau croupie et des siècles de renfermé glacial.

Occupée à multiplier les cellules pour ressouder l’os et le figer dans une position convenable, Elyia fonctionnait sur un mode restreint de perception. Elle avait conscience que la température du réduit ne devait pas être inférieure à quatorze degrés, elle savait que la chaleur qu’elle puisait à ce torse nu s’offrait davantage au froid ambiant qu’il n’était raisonnable, elle comprenait que la fortuité n’était pour rien dans cet enlèvement douillet, mais elle ne parvenait pas à mettre un nom sur son ravisseur.

Et la descente continuait, de la pente infime d’une galerie à une volée d’échelons plus rouillés que métalliques. L’homme n’hésitait jamais, il s’enfonçait dans les entrailles d’une ville ancienne, dans l’histoire de Vellar, de millénaire en millénaire, comme si le passé était sien et, d’une certaine façon, il l’était. Le premier nom jaillit dans la tête d’Elyia, mais elle ne prononça que le second :

— Kansig.

Il y avait l’évidence du premier dans ce second mot. C’était comme si elle avait dit « Eurêka ».

— Les mondes ont une histoire que leurs sous-sols contiennent pour mémoire, sourit Kansig. N’importe qui pourrait l’exhumer de vingt planètes sans relief, sous la poussière météoritique, sous la croûte vitrifiée qu’elle cache à peine. Mais pourquoi se donner tant de mal ? L’armada de Shimer a épargné un tanat, le cinquième… le dernier en termes de distance. Épargné n’est pas le mot juste, disons qu’elle ne l’a pas achevé et que la vie a reconstruit sur ses ruines, s’interdisant à jamais de s’intéresser à l’archéologie.

Elyia saisit quelques mots et rassembla une phrase sans signification. Son métabolisme exigeait son dû.

— Je vais dormir, s’endormit-elle.